Textes
A CHEVAL !
Annie Lacour n’est pas réticente àl la possibilité que ses travaux puissent suggérer une histoire. Elle confesse même avoir besoin d’un sujet pour lui donner des formes adéquates - on lui a connu architectures e natures mortes, arbres et animaux de basse-cour. Cependant, plus que d’un récit, il s’agit pour elle d’une trame discontinue, d’une trajectoire qui tâtonne sans un but précis.
Ses oeuvres récentes ont pour « personnages » des chevaux attelés - à des chars, à des roulottes ou à des charrettes- qui galopent, voire s’envolent. Le fond gris et blanc ne nous laisse aucune indication sur la localisation de ces scènes. Sommes-nous dans les steppes ou quelque part en Sibérie ? Est-ce une série ou des variations sur un même thème ?
Quoiqu’il en soit, les saynètes réalisées par Annie Lacour ont tout du storyboard d’une bande dessinée où chaque vignette représente un plan décrit parfois en plusieurs dessins. Mais un storyboard sans montage finale qui laisse au spectateur le soin d’inventer un récit selon son imaginaire. Autrement dit, de faire son cinéma.
En vis-a-vis, métamorphosés en créatures hybrides, les alter-égos tridimensionnels de ces dessins appartiennent-ils encore à cette même espèce animale ? Ces travaux de taille réduite, ces « jouets « inquiétants, con9us à l’aide d’éléments métalliques déchiquetés, soudés finement, évoquent plutôt des machines inconnues ou des insectes non classifias. Fragmentées, semi-abstraites, formés d’articulations qui s’entrecroisent et qui rejettent toute logique anatomique, ces compositions demeurent méconnaissables, innommables, comme venues d’ailleurs.
Ces êtres indéterminés peuvent-ils se déplacer ? On peut en douter, malgré leur légèreté. C’est que le mouvement - inévitablement saccadé- risque de dérégler ces mécanismes dont les parties hétéroclites, des cellules non organiques qui se déploient dans des directions différentes , semblent autonomes. Mais surtout, à la différence des dessins, cette troupe ne suggère aucun récit mais offre l’essentiel, des configurations qui nous intriguent. Autrement dit, in langage de formes, qui n’a pas son équivalent dans la langue.
Texte d’ Itzhak Goldberg catalogue « D’un point à… Autre », 2023, exposition Galerie Univer / Colette Colla
Des roues affolées traversent le cadre dans un tonnerre roulant.
Elles tracent une trajectoire coupante dans le fer pour confondre dessins et sculptures.
Le feu sur l’acier accompagne un mouvement extrême parfois hostile vers nos origines.
C’est un mouvement vers un autre point de vue, une autre forme, un autre espace, d’un point à … Autre.
Philippe Judlin
Annie Lacour et sa basse-cour
J’ai toujours dit qu’un hippopotame n’était jamais qu’un hippopotame, et pas une image de l’homme.
Gilles Aillaud
Rien de nouveau dans le thème proposé par Annie Lacour. Depuis une éternité, et les peintures pariétales le prouvent, les hommes ont observé les animaux, aveccrainte, mépris, admiration, parfois – plus tard – avec amusement. Puis, l’animal, cet alter ego de l’homme, est devenu sujet de réflexion pour les philosophes,anthropologues, ethnologues, éthologues et surtout les auteurs de fables, leur permettant d’exprimer une large gamme de sentiments et d'affects. Mais, quoi qu’il ensoit, dans ce discours sur l’animal, l’être humain se taille une fois de plus la part du lion. L’intérêt plus récent pour l’animalité se caractérise par le désir de prêterattention aux formes de la vie qui se déploie et se rénove, telles qu’elles sont abordées par la pensée, de Foucault à Jean-Christophe Bailly.
Rien de spectaculaire dans les volailles qu’Annie met en scène : des poules, des oies ou des canards, ces habitants de proximité, qui logent à la basse cour. Choix étonnant, quand on compare ces « personnages » sans histoire aux vedettes incontestables de l’univers bestial : lions ou taureaux, aigles ou corbeaux, chiens ou chats. On le sait, la renommée de tous ces acteurs est due au rapport qu’ils entretiennent avec la race humaine. Pendant des siècles la représentation de l’animal, cachée derrière l’homme, fut tantôt valorisée, tantôt caricaturée. En schématisant, deux versions s'opposent. L'une, résumée par le fameux dicton, tel chien, tel maître, est la preuve par excellence de la victoire de l'homme sur la nature sauvage, de sa capacité à apprivoiser la bestialité. L'autre version, qui soupçonne une part de bestialité dans l'être humain, trouve son apogée avec Le Brun (1671). Pour le peintre, les différents types de physionomie, qui montrent une ressemblance avec l'animal (homme-aigle, homme-chameau, homme-lion), correspondent aux modes particuliers de notre comportement. En interprétant le comportement animal de manière anthropomorphique, l’artiste témoigne d’une inquiétude de l’humain, d’une interrogation sur ce qui se sépare ou se partage dans l’humain face à l’animal.
C’est probablement pour éviter d’emprisonner les animaux dans leur rôle de métaphores, pour échapper à la volonté de modeler l'Autre absolu sur l’image de soi, que l’artiste a choisi les poules, ces bêtes « modestes ». Chez Lacour, l’allégorie laisse la place à l’évidence, à la présence. Pour elle, les poules ne sont pas des objets mais des sujets qui ont leur manière d’habiter le monde. Patiente, elle détaille non seulement leurs apparences mais aussi leur façon de se mouvoir dans l’espace et de l’occuper. En quelque sorte, écrit-elle, il s’agit de suggérer ce lieu de vie hors de toute anecdote. Pour ce faire, elle a « cohabité » avec les poules, se mettant à leur hauteur pendant de longues heures, les observant et les dessinant. Non plus source d’un imaginaire culturel, l’animal devient celui avec lequel elle conclut une nouvelle alliance. `
On songe au biologiste et philosophe allemand Jakob von Uexküll, pour qui chaque espèce a son propre univers mental. Un environnement sensoriel singulier qu’ilbaptisa Umwelt.
Sans doute, il s’agit d’une utopie de croire qu’on peut pénétrer dans cette Umwelt car dans un poulailler, ou dans d’autres lieux où les hommes les parquent, lesanimaux, poules ou autres, sont loin de leur condition « originelle ». Il n’en reste pas moins qu’on peut supposer que malgré leur dépendance de l’homme, lecomportement des poules est moins modifié que celui d’un cheval ce "meilleur ami de l'homme" - ou d’un chien. Même si la cohorte représentée par Annie estsensible à la présence humaine – essayez donc de vous rapprocher d’une poule –ces animaux ne se préoccupent pas de nous. Pire, ils ne sont pas là pour nous. Ici,l'identité de l'animal ne s'appuie pas sur une longue familiarité réciproque avec l’homme. Les bêtes de la basse-cour de Lacour sont loin de leur apparencerassurante habituelle. D’autant plus que ces sculptures ou plutôt ces assemblages, dépourvus de formes arrondies, ne présentent pas de caractère organique. Lesplaques de fer, tordues, "froissées", déchirées sur les bords, les fragments aux arêtes tranchantes soudés ensemble donnent à ces « personnages » un aspectincisif, voire agressif. Au repos ou au mouvement, les poules, qui proposent un répertoire de formes étonnant, semblent, plumes dressées, sur leur lancée, prêtes àdémarrer.
Mais l’œuvre d’Annie ne s’arrête pas à chacune de ces poules isolées. Elle réalise un habitacle qui, selon elle : « évoquera l'espace mi-clos mi-ouvert du poulailler » et où elle pourra « jouer des proximités et des éloignements entre les différents animaux ».
En d’autres termes, il s’agit d’une installation, cette forme artistique qui prend en compte non seulement les objets mais également le lieu dans lequel ils sont placés. Ici, l’artiste fait appel aux feuilles métalliques rouillées et découpées, qu’elle pose au ras du sol et qu’elle soulève partiellement pour former un semblant de murs. Ces « murs » sont liés parfois par des câbles, une façon de donner le sentiment des frontières ouvertes qui nous séparent symboliquement des habitants de cet enclos.
L’espace face auquel se trouve le spectateur est paradoxal. On est loin de ces endroits déprimants que sont les zoos et les ménageries de cirque. Les artifices de mise en scène n’y changent rien : l’homme y tient captifs des animaux qu’il a déplacés et emprisonnés sous le prétexte de mieux les connaître et les admirer.
Non pas que le poulailler réalisé par Annie soit un lieu qui respire la liberté. Mais rien ici d’une architecture carcérale adaptée aux besoins de visiteurs. Les animauxqu’elle nous présente ne sont pas réduits aux objets de consommation visuelle. On pourrait croire qu’Annie suit le conseil avisé de Jean-Christophe Bailly pour qui unécran s’interpose entre le monde animal et l’artiste. Ce dernier « s’il veut rendre compte de l’invention animale doit crever tout d’abord cet écran et passer de l’autrecôté ». Et, ajoute-t-il, « ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement une empathie avec le vivant, c’est aussi une dilatation et un agrandissement de notre conditionperceptive, c’est une intensification de notre rapport au sensible 1». Autrement dit, aux êtres sensibles.
[1] Jean-Christophe Bailly, Préface aux « Animaux : œuvres intimes », Galerie Bernard Ceysson, décembre 2016.
Texte d'Itzhak Goldberg, édité à l'occasion de l'exposition Figures d'arbre, gallerie Guigon Paris en 2011.
Annie Lacour le sait sans doute. L’arbre n’est pas un sujet anodin. Anthropomorphique, il est souvent le support de métaphores en rapport avec l’être humain. De fait, l’arbre est un composant de la nature qui permet de créer des mythes et qui trouve souvent sa place aussi bien dans la littérature que dans la religion. « Par sa simple présence et par sa propre évolution, l’arbre répète ce qui, pour l’expérience archaïque est le cosmos entier…si l’arbre est chargé de forces sacrées, c’est qu’il est vertical (il relie le monde chthonien au monde ouranien) qu’il pousse, qu’il perd ses feuilles et les récupère, que par conséquent il se régénère d’innombrables fois. » écrit Mircea Eliade[1]. On trouve dans cette description les qualités principales qui caractérisent l’arbre : son ancrage dans le sol et sa capacité de résistance aux éléments de la nature, sa verticalité qui l’approche de l’être humain, son évolution ininterrompue qui remonte aux origines du temps, sa capacité à se régénérer.
Dans le domaine esthétique l’arbre est souvent assimilé à l’artiste et à son activité créatrice, qui remonte des racines aux branches avec comme exemple magistral la fameuse conférence prononcé par Klee. Mais avant tout, c’est le schéma évolutionniste de l’histoire de l’art qui est souvent rapproché de l’arbre généalogique avec l’idée obsédante de la filiation.
Inévitablement, toutes ces associations traversent l’esprit face aux œuvres récentes d’Annie Lacour et de l’intitulé de son exposition. Mais c’est oublier que Figures d’Arbre n’est pas un titre innocent. Même si l’arbre reste la source de l’inspiration, les sculptures n’ont rien de descriptif. Certes, elles gardent la mémoire de leur objet, traduit en un jeu rythmique de formes. Mais, à l’instar de la fameuse série Mondrian (1908-1912) ce sont des variations sur la structure morphologique de l’arbre que l’artiste met en scène. Variations, car les travaux d’Annie ne s’inscrivent pas dans la logique progressive de la série mais cherchent à décliner les différentes combinaisons entre le tronc et les branches. Parfois élancés, parfois plus « ramassés », ces figures libres, ces volumes faits à partir de lamelles de fer soudés qui se croisent et recroisent forment des « nœuds » difficilement pénétrables.
Nature secrète, fut le titre de l’exposition d’Annie, il y a quelques années. On pouvait y voir déjà une prise de distance avec la géométrie irrégulière qui caractérisait ses « architectures » fantaisistes. Les travaux récents, ces Figures d’arbre, se rapprochent-ils davantage de l’organique ? On pourrait le croire. Pourtant, les courbes qui font leur apparition sont comme contaminées par la dureté du métal quand les fragments de fer aux formes acérées, les contours incisifs et anguleux, interdisent toute possibilité de contact.
Parmi les œuvres, quelques unes, de taille plus réduite, « renforcées » par le fil de fer manipulé par l’artiste sont nommées Figures obscures. Appellation qui suggère que la nature chez Annie Lacour n’a rien perdu de son aspect inquiétant, qu’elle cache autant qu’elle révèle. Ou, peut-être, pour reprendre l’expression d’une autre femme sculpteur fascinée par des métamorphoses, Germaine Richier : « Je suis plus sensible à un arbre calciné qu’à un pommier en fleurs ». Forêt pétrifiée ?
[1] Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions . La puissance de ce mythe fait que l’arbre est souvent renversé dans les systèmes ésotériques : la ramure joue le rôle des racines, les racines celui des branches. Dans le livre de Zohar il est écrit que « l’arbre de vie s’étend $du haut vers le bas »
Roches, texte d'Annie Lacour, 2014.
Cette série de dessins au fusain et acrylique est le fruit d'une lente imprégnation d'un paysage minéral méditerranéen ,violent et d'une excessive beauté.
Mon regard se pose sur la structure de ces roches compactes ,nourri de l' énergie de la pierre, m'attachant aux rythmes de cet amoncellement de roches ,failles et éboulis.
Dessins exécutés dans un temps bref sur le motif, au même endroit ... quelques légers déplacements : la ligne rocheuse , l'arbre, le surgissement de l'oiseau , et parfois la route accrochée au ciel à l' horizon.
Ne pas échapper à cette présence , "ouvrir les mains comme des feuilles"
Sculptures, texte d'Olivier Amiel édité à l'occasion de l'exposition Annie Lacour en 2012 à Hyères.
Du plus profond de la mémoire, du plus profond des rêves, une forme surgit, qui va se mettre à nous parler, comme pour nous raconter des histoires oubliées que nous saurions pourtant déjà, pour nous faire retrouver une mémoire archaïque, une connaissance ancienne, disparues dans les brumes des jours qui se ressemblent. Pour nous permettre de redonner du sens aux choses, de comprendre à nouveau ce que les mots, coulés désormais dans le profane, ne peuvent plus nous dire.
Avant de parler matière, technique, ou forme, esthétique, projet, sujets, ou bien encore histoire de l’art, filiations, c’est avant tout cette expérience que je voudrais mettre en exergue, cette présence de la sculpture, un objet matériel qui devient, dans l’imaginaire de celui qui la regarde, un langage qui parle à chacun sa propre langue ; un réservoir de mythes personnels, d’émotions, de significations, qui nous ouvre à une connaissance plus profonde de nous-mêmes, de la vie, du monde. Qui, par la vertu de la forme devenue émotion, nous confie un savoir unique.
Voilà ce qu’est une vraie sculpture -ou bien sûr une vraie peinture-, voilà ce qu’est une sculpture d’Annie Lacour. Elle emprunte pour cela ses propres voies, défriche un chemin qui n’est qu’à elle, et qui pourtant nous est d’emblée familier.
Par ses thèmes, tout d’abord, qui nous font entrer dans cet univers du visible ; les œuvres portent des noms, qui guident l’imaginaire et sont comme une scansion des formes : radeau, crâne, citadelle, arche, nature secrète, branches, harnachement, figure obscure, liane, moloch, c’est tout un monde qui se met en place, un monde de mots qui viennent chanter à côté du fer. Des mots qui d’ailleurs ne sont eux-mêmes que des images, des métaphores, puisque les œuvres elle-mêmes ne représentent pas, au sens conventionnel du terme, les objets désignés par ces titres. Dans ces morceaux de métal déchirés, on ne verra pas l’objet désigné par le mot, mais un espace de rêve dans lequel se déploie l’impression que pourrait susciter le langage ; en rencontrant les formes explosives des sculptures, les mots deviennent eux-mêmes des images, perdent leur sens prosaïque pour devenir des mots-poèmes.
Ces sculptures qui ne figurent pas le réel sont rattrapées par le réel, qui leur donne une densité nouvelle. Dans ces fers décharnés, âprement mêlés, surgissent des archétypes des objets décrits par les titres, et ces images prennent alors une dimension plus ample, plus large, comme si chacune d’entre elles étaient toutes les arches, tous les crânes, tous les radeaux possibles, en n’étant aucun d’eux. Et c’est sans doute ce qui donne, tout d’abord, une force étonnante à ces pièces qui sont une et multiple, enracinées dans une forme et proposant sous chacune de ces formes une infinité de possibles qui vibrent dans l’imaginaire. Elles pourraient toutes porter, comme sous-titre, nature secrète….
Secrètes, car vibrant d’une résonance multiple, comme si chaque manière de les voir pouvait en cacher une autre, qui se dévoile progressivement, dans l’épaisseur de la relation avec l’objet. D’où l’impression de les voir vivre, se transformer au fil de l’échange que l’on entretient avec elles ; car si elles donnent tout d’abord une impression de simplicité, de sécheresse, d’économie de moyens, elle révèlent progressivement leur densité, leur intime puissance, et laissent découvrir au fil du temps la complexité de leur structure, la profondeur de leurs plans successifs, leur polychromie sous l’apparence rugueuse du matériau brut. Elles vivent dans le temps, avec le temps, et elles sont en cela à l’image de la nature, multiples, protéiformes, mouvantes ; en se laissant guider par les titres, en tournant autour des œuvres, on voit surgir toute une série d’images d’une vie sans cesse au bord de l’explosion, de la saturation : fouillis, branchages, brindilles, enchevêtrements, qui se transforment en tresses, en nœuds serrés, comme gorgés d’une vitalité, d’une énergie toujours sur le point de déborder. Images implicites, bien sûr, mais qui ont d’autant plus de force qu’elles s’inscrivent directement dans l’espace mental, qu’elles ne passent pas par la représentation du réel pour atteindre l’invisible…
De la nature aussi, ces sculptures ont le rythme. En alternant les segments mis en évidence et d’autres plus cachés, qu’on ne peut découvrir qu’en se faufilant presque à l’intérieur de l’œuvre, elles s’installent dans une alternance du clair et de l’obscur, du mat et du brillant, du noir et du rougi, du visible et du secret, qui les fait vibrer dans la lumière et leur donne une pulsation propre, comme si elles ne cessaient de se rétracter et de se dilater dans l’espace, que leurs dimensions se modifiaient selon les points de vue, et que chacune d’elles était, comme la nature dans la tradition ésotérique, macrocosme et microcosme qui sont l’image l’un de l’autre.
Cette impression est encore renforcée par la manière dont se répondent les éléments d’une même pièce, dans un équilibre qui n’est jamais strictement régulier ; une structure d’ensemble se dégage, des correspondances entre les parties, qui se construisent l’une par rapport à l’autre, sans que la contrainte de la symétrie s’applique. Un peu là aussi à la manière de la nature, qui crée son équilibre dans une tension permanente entre symétrie et asymétrie, entre l’excès et la proportion. Nature secrète, cette expression devenue générique pourrait s’appliquer à toutes les sculptures ; comme la nature, elles sont immédiatement données, et chargées d’un mystère infini ; elles respirent au rythme des jours, sous des lumières différentes qui les font vivre dans un mouvement permanent, révèlent de nouvelles facettes, font saillir tel détail auparavant fondu dans la masse, laissent apparaître un reflet, une arête, qui modifient la perception de l’œuvre, la situent dans une nouvelle perspective. Elles se déploient et se replient sans cesse, comme un battement de cœur, systole et diastole dont le rythme est donné par le jeu des lumières, dans la forme même des œuvres.
Regardons-les attentivement : un jeu permanent entre le vide et le plein, l’ouvert et le fermé, le concave et le convexe ; une superposition de lames effilées, de barres incurvées, de morceaux déchirés, qui créent une dynamique avec des appuis solides, qui dissimulent toujours au regard une partie de l’œuvre ; une épaisseur qui se construit à partir de ces plans parfois si légers, dans lesquels le métal est traité comme du papier ; une densité qui se forme, mais sans aucune lourdeur, comme si l’épaisseur de la matière était équilibrée par la finesse de la main. Une forme de violence aussi, par l’impression que la forme a été brutalement arrachée à la matière inerte, par un geste d’intrusion qui laisse des traces sur les œuvres ; d’où cette impression volcanique qu’elles transmettent, cette impression de force contenue, de puissance qui affleure sans cesse, comme si elle allait déborder. Chaque pièce est une éruption d’énergie, de matière rendue sauvage par le feu, elle est une condensation de ces forces à peine stabilisées qui ont permis le développement de la forme, du volume.
Energie, mais aussi équilibre. A peine posées sur quelques brindilles de métal, accrochées au mur, reposant sur un socle auquel elles sont reliées par de fines tiges presque morcelées, les sculptures ne donnent jamais une impression de masse, mais bien de légèreté, d’élévation, comme si elles étaient soutenues par un souffle qui les maintient en équilibre, leur donne une allure ascensionnelle, et joue sur le contraste entre la masse d’énergie et la légèreté de la dynamique. Puissance, mouvement, sont rendus visibles et indissociables par cette structure qui fait respirer les œuvres d’un souffle profond.
Un souffle qui s’exprime par le travail sur la matière dont ces œuvres sont le témoignage ; coupures, dentelures, aplats, torsions, le métal brûlant devient feuillage, papier, fibre, cuir, fleur en train d’éclore, forêt obscure, arche, branchage, pelote, lanière, fouillis, citadelle, animal cabré, tout un monde en mouvement apparaît, des figures qui s’appellent et se répondent, qui se dévoilent dans leur vibration, leur chaleur, comme possédées par une transe. Une impression qui n’est rendue possible que par la formidable compréhension du matériau, de ses possibilités, dont témoigne ces sculptures, et bien sûr la maîtrise et la virtuosité technique que l’on devine, y compris dans les patines, les finitions ; comment réussir, à partir d’un matériau unique, à créer des effets de lumière, des reflets, des clair-obscur, des nuances de polychromie d’une infinie subtilité, des camaïeux d’une telle fraîcheur. Une manière aussi de travailler le métal comme un textile ou un papier, avec des enchevêtrements, des tressages, des tramages, des entrelacs… C’est toute une science de la main qui s’exprime, un savoir-faire unique, fait de méditation, d’expérience, de pratique quotidienne dans le respect du geste, la volonté de ne jamais oublier que la sculpture est aussi un « métier ». L’ art : sous ce vocable, bien longtemps, on a regroupé l’artiste et l’artisan ; et aujourd’hui la pratique du chalumeau et des patines nous renvoie, de ce point de vue, à toute la tradition des sculpteurs romans et gothiques, artisans visionnaires et anonymes de la transmission du sacré.
Comme avec eux dans la pierre, on lit dans ces sculptures de métal une danse des formes qui est la danse de la vie, sa brutalité, sa violence, ses excès, tout comme parfois son équilibre et son harmonie.
Texte d' Itzhak Goldberg collection 20 pages N° 20 édité à l'occasion de l'exposition Annie Lacour, Galerie Guigon Paris en 2003.
Sculptures ? Comparés à l'aspect massif, compact de la ronde bosse traditionnelle, il semble que le mot constructions définit mieux le caractère spécifique des travaux d'Annie Lacour. Ce terme polyvalent convient à la fois à l’œuvre définitive obtenue par l'artiste comme à sa technique, aux matériaux employés comme à l'élaboration de son projet. Matériaux d'abord: ce sont ceux utilisés dans l'industrie, des
plaques de fer. laissées au contact de l'humidité, elles sont partiellement couvertes de rouille, une sorte de patine rugueuse. La technique ensuite: découpés, ébréchés, tordus, "froissés", les fragments de fer sont soudés ensemble. Résultat enfin: d'étranges bâtiments ou agglomérations de plans qui se croisent et forment des architectures d'une géométrie irrégulière, en équilibre précaire. Mais construction signifie aussi l'action de composer, d'élaborer une chose abstraite. De fait depuis certain temps, les volumes qui naissent dans l'atelier de l'artiste ne renvoient à rien d'autre qu'à leur structure propre. A partir d'un noyau central, des lignes courbes aux arêtes tranchantes se déploient dans l'espace, jouent sur l'alternance des concaves et des convexes, réalisent le passage du vide au plein, les lient intimement. l'air qui pénètre devient une partie intégrante de l'oeuvre qui surmonte ainsi le contraste entre structure rigide et structure temporaire, ouverte à la croissance. Tout est axe, angles, rotations, articulation, mouvement...
Configurations d'une complète autonomie plastique, libres de toute exigence de représentation ou pour paraphraser Calder, objets construits dans l'espace pour éviter de raconter des histoires.
Itzhak Goldberg Janvier 2003
Nature Morte
Les objets archaïques peuplent notre imaginaire et nous accompagnent dans nos lieux.
Laisser surgir leur présence...
Choses vues... un relief de Donatello composé d’un personnage de profil présentant une coupe.... l’unique nature morte d’isabelle Waldberg... les compotiers d’Henri Laurens, les nobles objets de Morandi dont le souvenir s’offrent à moi dans ce temps d’atelier.
Sobres rencontres croisées, enfouies, puis oubliées.
Pot en zinc trimbalé d’atelier en atelier, l’arrosoir retrouvé et autres récipients... de la vie domestique. Ces ustensiles de fer fin aux formes dynamiques et ces terres cuites aux formes presque organiques .
Ils deviendront les acteurs de compositions graphiques sur un format donné.
Je me laisse surprendre. Jusqu’à ce jour... conduite par un désir incertain à peine exprimé.
Me voici enfin, prête à dialoguer avec ces objets de notre histoire intime .
De simples pots cafetières dénichées dans les lieux divers que j’habite à Paris à la campagne.
La lumière change et de brèves écritures à l’encre sont jetées sur le papier.
Vient un autre temps celui de la sculpture.
Corps-objets en mouvement dont le chant et la danse résonnent et scandent l’espace.
J’ouvre les mains et accueille cette matière fine abrupte et effeuillée ployée sous l’effet du feu.
Ce rituel pour cheminer entre abstraction et expression, entre formes creuses et convexes jusqu’aux retrouvailles avec l’objet.
Annie Lacour
Mai 2019
La cuisine sculpturale
Pichets ou brocs, coupes ou compotiers, bouteilles et autres pots… Manifestement, Annie Lacour ne fait rien comme tout le monde. Après avoir visité la basse-cour et ses poules, elle s’attaque à l’univers domestique et à ses ustensiles. Choix surprenant, car, on le sait, c’est la peinture qui a pris en charge la nature morte et ses objets plus ou moins anodins. Selon l’historien de l’art américain Meyer Schapiro "La nature morte est composée d'objets artificiels ou naturels que l'homme s'approprie pour son usage ou son plaisir ; plus petits que nous et à portée de notre main, ces objets doivent leur existence et leur emplacement à la volonté et à l'intervention de l'homme. Faits et utilisés par lui, ils nous communiquent le sentiment qu'a l'homme de son pouvoir sur les choses ».
Riche en symboles et bavarde dans l’art hollandais du XVIIe siècle, elle devient avec Cézanne et les cubistes un champ d'expérimentation permettant de jouer sur des associations inédites entre les formes, lesquelles obéissent dès lors à une logique plus plastique que discursive.
La sculpture, elle, fascinée par la figure humaine, héroïque et idéalisée, a superbement ignoré, voire méprisé la nature morte, depuis toujours située en bas de la hiérarchie des genres. Cependant, le XXe siècle, qui s'ouvre sur les ready-made, accorde une place prépondérante à ces composants inanimés de la réalité, fabriqués ou naturels. En inondant le domaine artistique, l’objet prend sa revanche et se fait assemblage ou installation. Puis, à l'ère glorieuse de la consommation, il tente de se transformer en un sujet autonome.
Toutefois, les objets de Lacour ne partagent pas le désir de nombreux artistes d’abolir les frontières entre l’art et la vie, d’introduire la banalité au cœur de la création. Chez elle le réel n’est pas mis à l’épreuve à l’aide d’une description minutieuse ou exhaustive, mais se voit réduit à l’essentiel. Les structures analogues, simples en apparence, sont à rebours de toute virtuosité ou de la démonstration d’un savoir-faire.
Face à ces « choses », le regard qui tâtonne, hésite. De fait, ces formes incertaines ou même méconnaissables, permettent souvent une double lecture. L’une, largement ouverte, se développe à partir d'un noyau central ; est-elle une coupe de fruits ou une fleur qui s’épanouit ? L’autre, plus élancée, avec un bec fin, est-elle un pichet ou un oiseau qui s’est posé momentanément ? Ailleurs encore, un pot qui s’élargit vers le bas fait songer à un personnage portant un tablier. Toutes ces œuvres, réalisées en fer, ont en commun un « épiderme » frotté, un peu accidenté, qui semble réfracter et faire vibrer le moindre rayon d’une lumière frémissante.
Cependant, le plus souvent, ces travaux regroupent plusieurs éléments qui se juxtaposent, se touchent, se lient, s’enchevêtrent pratiquement. Des natures mortes ? Sans doute, mais aussi des paysages urbains aux grattes ciels étranges, un peu branlants, qui se penchent les uns vers les autres. Des natures vivantes également car ces formes, alignées sur un socle, sont à l’image d’un portrait de groupe. Plus précisément, on pense à ce genre de peinture nommé conversation piece, moins rigide que le portrait de groupe, car les personnages y entretiennent entre eux des rapports de conversation ou communiquent par des gestes.
Architecture, objets, êtres humains ? Le spectateur laissera divaguer son imagination sans oublier que dans la plupart des langues (anglais, allemand, néerlandais,…) on préfère les termes de vie tranquille ou de silencieuse à celui de nature morte.
La cuisine sculpturale, Itzhak Goldberg, juin 2019
Sur la route
Les différentes figures en mouvement que l’on croise font plus que traverser tranquillement l’art contemporain. On pourrait même parler d’un siècle d'arpenteurs, tant la marche devient démarche, envisagée à la fois comme activité physique et comme métaphore. Dans un jeu de comparaisons L'Homme qui marche de Rodin, qui inaugure la modernité (1900-1907), solidement planté dans le socle, accentue toute la fragilité de son homonyme, une silhouette longiligne, presque bidimensionnelle de Giacometti (1960). D'autres personnages expriment tantôt l'envol et la légèreté tantôt la frustration d'un corps tronqué ou handicapé. D’autres encore oscillent entre la flânerie artistique, leWalk Art, (Richard Long, Hamish Fulton...) la déambulation, l’avancée exploratrice ou la simple promenade. Enfin, on connaît également de nombreux exemples de l'errance d'une personne isolée ou d'une foule. C’est sans doute ces derniers personnages qu’Annie Lacour a gardés à l’esprit quand elle a mis sur la route ses figures lourdes, pesantes, puissamment exprimées. Sombres, sans contour précis, elles se détachent sur un fond blanc - neigeux ? On ne saura pas, bien évidemment, qui sont ces hommes - ou ces femmes - sans visage. D’ailleurs, et ce n’est pas un hasard, ils sont présentés uniquement de dos ou de profil. Anonymes, ces êtres nomades, emmaillotés dans des vêtements que l’on espère chauds, parfois portant un bagage, semblent dans l'obligation de quitter leur habitat pour entrer dans une spirale interminable. Est-ce l'Histoire qui les a mis sur les routes ?
Quoi qu’il en soit, ces personnes se frayent difficilement un chemin, penchées en avant, comme luttant contre les bourrasques du vent qui les empêchent d’avancer. Les mouvements sont lents, le silence est pesant dans ce paysage où l’horizon est bouché et l’obscurité menaçante. Pour autant, au milieu de ce no man’s land, les hommes continuent à progresser sans but précis mais sans se résigner sur des chemins qui ne mènent nulle part. On songe à la phrase de Beckett dans L’Innommable : « je suis quelque part sur une route, en mouvement entre un début et une fin, gagnant du terrain, en perdant, m’égarant, mais en fin de compte, avançant sans trop savoir comment ».
Itzhak Goldberg
Un temps d’errance …
Des figures d’ombres massives et fugitives cheminent dans un paysage crépusculaire. Cette déambulation cinématographique autour des images de Mizoguchi et Béla Tarr réalisée sur papier, à l’encre en 2020 se poursuit en sculpture. Dans ces espaces en trois dimensions, le personnage peu à peu disparait… seul le souvenir de sa présence demeure. Les volumes s’étirent, des bâtiments tout en longueur se déploient. Ils évoquent le chemin de ronde d’une citadelle, l’amorce d’un pont, d’escaliers, et les angles de mur le long d’un quai… Autant de signes succincts pour signifier le tracé d’une architecture.
Cette histoire d’axes et trajectoires nous invite à poursuivre l’itinéraire et à laisser surgir nos propres images et perceptions. Quelques sculptures au dessin plus abstrait prennent appui sur le mur, suite annoncée par « Les 3 Longues » et « Les Verses 1 et 2 « (2020), point d’orgue de la série des objets « Nature Morte » exposée à la Galerie Univer/C.Colla en 2019.
Poursuivre ce chemin emprunté… Après avoir tant marché…
Annie Lacour,
Port-Louis, le 26 Juillet 2021